J'affûte ma lame comme j'affûte ma pensée. C'est une chose à laquelle je me réfère souvent pour tenter de rendre concret des sentiments abstraits du travail du théâtre. Lorsque je lance le couteau, mon corps se place. Il sait ce qu'il doit faire. Il se souvient de ce qu'il a fait la dernière fois quand le couteau s'est planté au bon endroit sur la cible.

Alors, la seule chose qui me reste à faire c'est de laisser mon corps faire ce qu'il sait faire. Alors je répète la même action encore et encore et mon corps s'en souvient. C'est ce que je fais aussi sur le plateau. Je répète jusqu'à ce que mon corps connaisse le chemin, à tel point que je peux laisser ma mémoire tranquille pour me concentrer sur autre chose. Laisser la pensée se dégager pour laisser le corps agir au bon endroit.

J'ai un corps / Je suis un corps

J'ai parlé de cette notion de Flusser avec les gars de la Récidive (groupe avec qui je travail depuis plusieurs années, essentiellement sur l'observation de la rue), et pendant les quatres jours avec eux, nous nous sommes fréquemment posé la question : " là, tu as un corps ou tu es un corps ?"


Dans son texte : "Le geste de se raser", Flusser établit deux points de vue du corps : 
"Je peux considérer le rasoir comme un organe prolongé de mon corps, et c'est, d'ailleurs, la définition du mot "outil": prolongation du corps. En ce cas, je suis obligé d'affirmer que le geste de se raser ne change rien ontologiquement. Il transporte les poils de la barbe d'un endroit du corps vers un autre endroit du corps. Mais cela m'oblige aussi à considérer le corps comme un ensemble d'outils, comme appareil (selon la tradition judéo-chrétienne, je ne suis pas un corps, j'ai un corps, c'est à dire un appareil) -Point de vue 1-. Sous cette vision, il n'y a pas de différence ontologique entre l'organicité et la mécanicité (entre main et rasoir). Et la cybernétique confirme, d'ailleurs, cette idéologie judéo-chrétienne, mais lorsque j'observe le geste de me raser, ma foi chrétienne vacille, car je vois non seulement que le rasoir n'est pas du tout comme mon corps, mais aussi que les poils coupés ne sont pas du tout comme les poils non coupés. -Point de vue 2- Mourir, ce n'est pas du tout comme perdre un rasoir, ni comme se faire la barbe. Le no man's land dans lequel je bouge quand je me rase, ce terrain de la dermatologie, fait éclater les idéologie."

Pourquoi cette notion me marque-t-elle lorsque je la lis? 
En quoi cette dichotomie du corps résonne-t-elle à l'intérieur du mien? 
Si elle résonne à l'intérieur, est-ce que je considère que je suis un corps? 
Et là quand j'essaie d'y réfléchir, je place mon corps comme sujet. Donc si je peux avoir un point de vue sur mon corps, c'est que j'ai un corps.

Et mon corps m'emmène dans la rêverie, je regarde par la fenêtre, je vois le vent calaisien qui souffle fort, la pluie trouble la vue par la fenêtre. Je sens mon corps, qui a faim, mes pieds qui ont froid, mon orteil, blessé lors de la dernière représentation qui me fait mal. Je veux me faire à manger. Mais j'attends. C'est comme si mon corps emmenait ma pensée vers une fainéantise, lorsque j'essaie de penser, je suis fatigué et je veux dormir. C'est mon corps tout entier qui réagit à ma volonté de penser.

Lors de la dernière représentation de Martyr de Mayenburg, stage avec Philippe Saire, à un moment, je suis dans le public, le pantalon baissé et Mélina qui joue la professeur de biologie, m'attrape et me tire sur scène. Ce mouvement entraîne une chute de nos deux corps. À la dernière représentation, au moment de tomber, j'ai frappé mon pied sur le sol si fort que je me suis presque brisé l'orteil; je ne peux pas dire pourquoi j'ai fait un geste pareil, mon corps a frappé le sol sans s'en rendre compte, sans que je le décide. Pendant le reste de la pièce, j'ai senti mon orteil gonfler dans ma chaussure. Mais j'ai fini par oublier cette douleur pour me concentrer sur le travail à faire.

Je pense à cette question du corps émise par Flusser et je regarde autour de moi, je tombe sur Bataille dans "théorie de la religion". Ce que je repère dans le texte de Bataille :
 L'être même de l'Homme, l'être conscient de soi, implique et présuppose le Désir. Par conséquent, la réalité humaine ne peut se constituer et se maintenir qu'à l'intérieur d'une réalité biologique, d'une vie animale. 
L'immanence d'un organisme vivant dans le monde est très différente : un organisme cherche autour de lui (en dehors de lui) des éléments qui lui soient immanents et avec lesquels il doit établir (relativement stabiliser) des relations d'immanence. Déjà il n'est plus tout à fait comme l'eau dans l'eau. Ou si l'on veut, il ne l'est qu'à la condition de se nourrir. Sinon il souffre et meurt : l'écoulement (l'immanence) du dehors au dedans, du dedans au dehors, qu'est la vie organique, ne dure qu'à certaines conditions.(§.2.Dépendance et indépendance de l'animal).

Au moment d'être sur scène j'ai un corps ? ou je suis un corps ? 
À ce moment là, j'ai un corps mais je l'oublie. Pourtant la seule chose que le public voit de moi, c'est mon corps, mon corps est ce qui fait la pièce. Avant de monter sur scène, j'essaie d'être mon corps seulement, comme si j'essayais de mettre ma pensée bien au fond de ce corps, réussir à rentrer profondément dans le rythme du corps, n'être qu'une chose. Une chose qui se laisse la possibilité de vivre, de respirer bien au fond, d'être réactive, de laisser faire. Tenter de faire confiance à ce corps. Essayer de faire confiance au corps, de faire confiance à cette bouche qui sait ce qu'elle a à dire. Il y a un rapport avec la mémoire. Ne pas avoir peur du trou de texte, laisser jaillir les mots du plus profond, du bas du ventre, des pieds, laisser les pieds s'enfoncer dans le sol, que le texte arrive comme s'il s'inventait sur le moment. Faire confiance. Le travail a été fait, la pièce a été répétée, maintenant le corps a la mémoire de tout. Jouer chaque soir avec ce putain de corps formé par les écoles de théâtre et nos parcours de vie, avec cette carcasse tributaire de sa pensée. Quand je sors le brochet de la rivière, et qu'il se bat contre ce nouvel environnement, je vois un brochet se débattre dans une pulsion de vie et pas un brochet Deleuzien qui pense à se débattre, pas un brochet qui pense sa condition et le placement de son corps, de ses nageoires dorsales dans ce nouvel espace.

Chaque soir mon corps joue avec des nouveaux corps.

Dans Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche dit à travers son texte Des contempteurs du corps :
 "Corps suis et âme" - ainsi parle l'enfant. Et pourquoi ne parlerait-on comme parlent les enfants? 
Mais l'homme éveillé, celui qui sait, dit : Corps suis tout entier, et rien d'autre, et âme n'est qu'un mot pour quelque chose dans le corps.
 Tu dis "je" et de ce mot t'enorgueillis. Mais plus grande chose est celle à quoi tu refuses de croire, - ton corps est sa grande raison, qui n'est je en parole, mais je en action.
 Ce que le sens perçoit, ce que l'esprit connaît, cela jamais en soi n'a sa propre fin. Mais sens et esprit te voudrait persuader qu'ils sont toute choses fin : tant ils sont vaniteux.
 Des instruments et des jouets, voilà ce que sont sens et esprit : derrière eux se tient encore le soi. Le soi cherche également avec les yeux du sens ; avec les oreilles de l'esprit il épie également.
 Toujours épie le soi et cherche; il confronte, réduit, conquiert, détruit. Il commande, et même du je il est le maître.
 Ton soi rit de ton je et de ses fiers élans. "Que m'importe, se dit-il, ces sauts et ces envols de la raison? Ils me détournent de mon but. En lisière je tiens le je et lui souffle ses concepts."

J'ai mangé et dormi et je peux donc recommencer à écrire, à penser. Ma pensée s'arrête quand je m'assois devant mon ordinateur. Peut être vais-je aller me promener sous la pluie plutôt que de galérer. La question du corps se pose pour l'acteur en scène, a-t-il un corps ou est-il un corps ? Le corps sur le plateau appartient-il à l'acteur ou au spectateur ?